Recherche Publié le 26/09/2018

Notre diplômé Matthieu Sénéchal, qui a cofondé la société Mieuxplacer.com qui propose du conseil financier pour les particuliers en s'appuyant sur l'intelligence artificielle, vient de publier une tribune dans le journal Le Monde intitulée : " Pour une « éthique » pluraliste « de l’intelligence artificielle."

Avec son autorisation, nous publions le texte en intégralité.

" Prêts bancaires, orientation universitaire : l’intelligence artificielle est au cœur de toutes les prises de décision individuelles. En témoignent les bacheliers qui ont passé l’été suspendu aux caprices de Parcoursup… sans y comprendre grand-chose. En effet, le système technique qui sous-tend l’IA a tout d’une boîte noire, dont émergeraient des oracles débarrassés de tous les aléas humains. Or, il n’en est rien.

Un mécanisme qui n’évacue pas les biais humains

En 2015, des chercheurs de Carnegie Mellon ont découvert que dans les offres d’emplois sponsorisées par Google Ad, la grille de salaire proposée pouvait différer selon que vous êtes un homme ou une femme. En fonction de la couleur de votre peau, les logiciels de reconnaissance faciale auront plus ou moins de facilité à vous identifier. De même que les dictionnaires, censés délivrer des définitions « objectives », reflètent les mœurs d’un lieu et d’une époque – sous la troisième République coloniale, il n’était pas rare d’y lire que les personnes de couleur étaient pourvues d’un plus petit cerveau -, les algorithmes sont empreints des stéréotypes de ceux qui les conçoivent. Les développeurs définissent pour un système donné les réactions attendues dans différentes configurations, en fonction de leurs valeurs et de ce qu’eux-mêmes s’attendent à observer. Le processus est biaisé depuis ses prémisses ! Dans le cas où la conception ne se fait pas ex nihilo, l’arbitraire n’est jamais loin non plus. On recourt alors à l’apprentissage de comportements basés sur des données historiques… mais pas forcément représentatives ! Dans le cas de la reconnaissance faciale, si la base de données qui fait référence contient plus de visages d’hommes blancs que d’autres types de visage, l’algorithme sera tout aussi empreint de biais.

La construction des systèmes d’intelligence artificielle, un acte politique

En 2000, Lawrence Lessig écrivait dans son article « Code is Law » que c’est le code qui façonne le cyberespace, définit son architecture, et au-delà, nos fondamentaux de liberté. Deux choses ont changé depuis. D’une part, depuis l’essor d’Internet et l’avènement des smartphones, le cyberespace n’est plus une entité cloisonnée du monde réel. D’autre part, les systèmes d’intelligence artificielle se sont massivement généralisés pour investir peu à peu tous les pans de l’activité humaine (finance, santé, éducation…). Jusque-là, ces domaines ont toujours été régis par des lois votées par des députés. Aujourd’hui, nous sommes à un tournant : ce n’est plus tant le législateur que le technicien qui est aux commandes. Au travers des systèmes automatisés qu’il développe, c’est lui qui définit les nouvelles normes.

Il n’y a rien là de bien inédit : les ingénieurs ont toujours indirectement façonné la société au gré de leurs réalisations. Le train, par exemple, a remodelé notre conception des territoires. La technologie, quand elle est de rupture, bouleverse les modes de vie et démocratise des usages. Ce qui est inédit avec les nouveaux systèmes, c’est la « personnalisation de masse ». Là où, auparavant, l’innovation touchait l’intégralité d’une population de manière indifférenciée, l’intelligence artificielle est dotée d’une capacité de ciblage extrêmement fine, jamais atteinte jusqu’alors. Les concepteurs de ces systèmes ont une responsabilité bien plus lourde qu’assurer une maintenance technique. Législateurs modernes, ils intègrent une part de leur subjectivité dans les lois qu’ils édictent, et qui impactent la vie des individus.

La prise de conscience permettra de concevoir des systèmes au service du plus grand nombre

Le danger d’un nouveau positivisme nous guette, qui porte aux nues la technologie comme fin en soi. Selon les mots de Marcuse, la technique, « domination sur la nature et sur les hommes », est le reflet de ce que la société entend faire des individus.[1] Dès lors, il nous appartient à tous de définir une éthique du progrès technologique, de sorte à servir les intérêts humains et éviter toute dystopie. Des voix se font déjà entendre, notamment au travers de la conférence « Fairness, Accountability and Transparency », ou de la « Global Initiative for Ethical Considerations in Artificial Intelligence and Autonomous Systems ». Des mouvements comme Women in AI et Black in AI militent pour l’inclusion dans les secteurs de la tech. Nous ne pouvons qu’encourager ces prises de conscience ! En effet, l’Intelligence Artificielle sera ce que les individus en font. Dans un avenir proche, nous aurons tous accès aux outils qui permettent de concevoir des systèmes d’IA. La question qui se pose dès lors est de veiller à ce que les valeurs éthiques en cours de définition chez les experts de la tech se répandent au même rythme que les nouveaux outils. C’est notre défi à tous de construire une intelligence artificielle au service du bien commun."

 

[1] Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel