Recherche Publié le 14/10/2020

Voici ci-dessous un article proposé par Jean-Christophe Pesquet et Hugues Talbot, professeurs au Département de Mathématiques de CentraleSupélec. Il est consacré à Roger Penrose, qui vient de se voir décerné le Prix Nobel de physique en compagnie d'Andrea Ghez et Reinhard Genzel pour des travaux consacrés aux trous noirs.

Des problèmes inverses aux trous noirs

« Le prix Nobel de Physique 2020 a été décerné à trois physiciens pour leurs contribution à la compréhension des trous noirs. L’un de ces trois scientifiques est, en fait, un mathématicien: Roger Penrose. Avec le physicien très connu Stephen Hawking, malheureusement décédé en 2018, il a démontré rigoureusement l’existence de singularités dans les équations de la relativité générale. Ces singularités ont des implications pour le Big Bang du début de l’Univers et l’existence des trous noirs.

Ce qui est peut être moins connu est que cet éminent chercheur est aussi à l’origine d’un concept fondamental en algèbre linéaire, celui de pseudo-inverse, parfois aussi dénommée inverse généralisée de Moore-Penrose. Alors qu’il était encore étudiant à University College London, Roger Penrose s’est posé le problème paradoxal suivant: comment peut-on « inverser » une matrice qui n’est pas inversible ? On sait que, pour qu’une matrice soit inversible, elle doit avoir autant de lignes que de colonnes et toutes ses colonnes doivent être linéairement indépendantes. Or, il s’avère que, dans beaucoup d’applications pratiques, on doit « inverser » des matrices, au plus exactement résoudre des problèmes inverses, pour lesquels ces conditions sont rarement vérifiées. 

En effet, une large part des problèmes se posant en Science des Données peuvent se traduire sous la forme d’un modèle simplifié (souvent linéarisé), de la forme y = Ax+b, où y représente les données mesurées ou disponibles, A est une matrice caractérisant le modèle qu’on supposera aussi connue (dans la réalité, ce n’est pas toujours aussi facile !), b est une perturbation généralement aléatoire (aussi appelée bruit), et x est une quantité inconnue qu’on cherche à estimer. Ce type de problèmes apparaît aussi bien en imagerie (bio)médicale ou astronomique, qu’en traitement de signaux sismiques ou en apprentissage.

Si la matrice A est inversible et bien conditionnée, une solution qui peut paraître assez naturelle est de construire x en appliquant l’inverse de A à y. Manque de chance, dans ces problèmes inverses, la matrice A n’est presque jamais carrée (on peut avoir plus ou moins de mesures que de variables à estimer) et, quand elle l’est, pour toutes sortes de raisons physiques, elle n’est pas nécessairement inversible. Il semble donc y avoir beaucoup de cas où l’on ne peut pas théoriquement calculer l’inverse de A. La force du concept proposé par Moore et Penrose est de conduire à un formalisme unique permettant d’apporter une réponse à ce problème. L’idée est simplement de rechercher parmi toutes les solutions x minimisant la norme euclidienne de l’erreur Ax-y, celle dont la norme est la plus petite. On montre que cela permet de définir un unique opérateur linéaire qui s’identifie à l’inverse de A quand celle-ci est définie, mais qui est aussi utilisable quand l’inversibilité de A est mise à défaut.

Cette pseudo-inverse possède toute sorte de propriétés mathématiques réjouissantes. En particulier, si A est injective alors on retrouve la solution donnée par la méthode des moindres carrés de Gauss. On dispose aussi de techniques numériques pour la calculer aisément, notamment en utilisant une décomposition en valeurs singulières de la matrice A. Enfin, on peut étendre ce concept de pseudo-inverse à des opérateurs linéaires définis sur des espaces normés quelconques, par exemple des espaces fonctionnels.

De nos jours, pour la résolution de problèmes inverses, on utilise des méthodes plus sophistiquées que la pseudo-inverse, souvent basées sur des approches par régularisation. Il n’empêche que la pseudo-inverse reste un outil mathématique essentiel. Ainsi, dans un travail récent mené en collaboration avec GE Healthcare-Buc concernant des problèmes de tomographie à rayon X en chirurgie interventionnelle, le Centre pour la Vision Numérique (groupe Inria OPIS) a cherché à démontrer la validité d’algorithmes d’optimisation utilisés en pratique, alors qu’ils semblent bafouer les principes mathématiques usuels assurant leur convergence. La clef de cette énigme repose sur la caractérisation des approximations de certaines matrices employées en reconstruction d’images (rétro-projecteurs) à l’aide de cette fameuse pseudo-inverse. »

Légende de la photo :

Une image du trou noir au centre de la galaxie Messier 87. Ce trou noir gigantesque a une masse d’environ 6 milliards de Soleils. Cette image a été produite par une technique d’interférométrie innovante impliquant une résolution de problème inverse avec un réseau de radio-télescopes qui s’appelle “The event-horizon telescope”